Catégorie : enfance
Le dos tourné
Oui, je l’aurai
Dans la mémoire
Longtemps
Cet air
Chanté par ma grand-mère
Filant la laine
Et tissant une couverture
Pour les temps froids,
Pour les temps durs
Oui, je l’aurai
Dans la mémoire
Longtemps
Ce texte
Appris par cœur
Sous prétexte
De mériter les qualités et les vertus
D’une enfance docile
Du citoyen modèle
Oui, je les aurai
Dans la mémoire
Longtemps
Les Fables de La Fontaine,
À vrai dire
Je ne peux pas lancer
(La) Fontaine, je ne boirai
Pas de ton eau,
Puisque l’on ne sait jamais
Ce qui peut arriver
Quand j’aurai le dos tourné.
© Texte, Denis Morin, 2019
La tête à l’envers
L’arbre est dans ses feuilles
Comme le chante Zachary
L’arbre est dans un cri
Celui de l’oiseau
Qui cherche où se percher
En attendant la lente croissance
D’une forêt en devenir
L’arbre est dans ton dessin,
Celui de ton enfance
Pourtant pas si lointaine
Où tu glissais en pleine insouciance
Parfois la tête à l’envers…
© Photo, texte, Denis Morin, 2019
Les cailloux
La vie trace des cycles
Comme un gamin
Dessine des ronds
Dans l’eau
D’une mare
En lançant des cailloux
Justement façonnés
Par le gel et le dégel
Par les vents et par l’eau
Tout (se) meurt
Puis s’agite
En soubresauts
Puis dans ces ronds concentriques
Se mirent
Le ciel, les oiseaux
Le soleil timide
Face à la témérité de l’enfant
Qui navigue
Entre ses rêves et son avenir
La vie trace des cycles
J’étais hier ce gamin
Et toi, lançais-tu aussi des cailloux ?
© Texte, Denis Morin, 2019
Les billes
Billes qui brillent
Scintillent
Dans la lumière d’août
Réminiscences de l’enfance
On entrait
Dans le jeu
Nos yeux brillaient
Tout autant
Quand nous les tenions
Au creux de la main
Ou quand nous les lancions
Les unes contre les autres
On aurait dit
Des parcelles
D’étoiles
Une constellation
Roulant par terre
Puis nous nous les échangions
À la prochaine joute
On convoitait les billes du voisin
En fait, on se les partageait
Joie des uns et des autres.
© Photo, texte, Denis Morin, 2019
Malik
Est-ce que j’existe ? Ai-je le droit de respirer ? Vivre ressemble à une condamnation à mort. Je vis dans un perpétuel clair-obscur : caché le jour depuis ma venue au monde par les femmes de ma famille et sortant la nuit au clair de lune.
Qu’ai-je fait pour mériter ce sort si peu enviable ? À quoi correspond cette fatalité ? À peine éloigné du jupon maternel, que me voilà séparé du monde…
On m’a déjà raconté que peu après ma naissance, je vagissais dans mon berceau. Ma couverture devait être tombée et j’avais froid au cœur d’une nuit à la lune éclipsée. Les vents se sont levés. Le rideau de la hutte se mit à bouger, juste avant l’entrée d’une lionne et de son petit. Le gros chat s’approcha doucement, sentit ma peau, me lécha du visage aux orteils, pendant que son petit jouait avec le bout de tissu chu. On m’a dit que je souriais, ravi par cette marque d’affection. Par la suite, la lionne est venue s’assurer de ma croissance de temps à autre… Les femmes n’ont jamais chassé la bête protectrice. On ne se bat contre les esprits qui viennent nous visiter sous la forme d’un animal. On les respecte. On accepte. On les remercie. C’est tout. En fait, je ne me rappelle pas. Je ne me souviens plus. Toutefois, ma grand-mère me disait que c’était de bon augure, que je saurais toujours me débrouiller et trouver mon chemin, puisque cette lionne était ma guide intérieure. Elle me montrerait bientôt la route.
Je passe mes journées à tisser des objets en nattes ou à préparer des paniers de fruits pour le marché. Je tente de me rendre utile comme je le peux. Les femmes me cachent, tandis que les hommes cherchent à me saisir et me disent que je passerai sous le fil du couteau. En quoi les ai-je offensé ou provoqué ? Ma grand-mère les oblige à garder leurs distances en ouvrant ses mains comme si elle voulait les griffer et les dévisager. Les hommes reculent. Il vaut mieux pour eux, sinon elle les aurait frappés ou pire encore elle leur aurait jeté un sort. On sait ses paroles puissantes. Je me réfugie alors derrière ma grand-mère maternelle que personne n’ose défier et je pleure une rivière à la saison des pluies. J’extirpe par mes larmes leur ressentiment et leur haine sans trop comprendre la raison des choses. Ma grand-mère me caresse la tête en me disant : « Tu n’as que dix ans. Un jour quand tu seras un peu plus grand et si la vie le permet, je te raconterai les étoiles, le soleil, l’histoire de notre famille, les grâces des cieux et les malédictions ». Mon visage s’enfouit contre son ventre couvert d’une robe colorée comme les fruits cueillis au petit matin par ma mère, mes tantes, ma sœur Fasiha. Il semble bien que je sois bien le seul de la famille qui doive prendre autant de précautions pour se garantir un lendemain.
Malgré mon isolement, j’ai appris à lire, à compter, à dire des mots en anglais, en français, car ma sœur aînée me disait que cela me serait utile tôt ou tard. J’aime beaucoup quand elle me lit Les fables de La Fontaine. Je ris beaucoup quand le renard rusé réussit à faire tomber le fromage du bec du corbeau si fier ou bien que la tortue si lente se paie la tête du lièvre vaniteux au fil d’arrivée.
Dans ma tête, je dévale des collines poursuivant des cerceaux en plastique obtenus à la ville par ma mère pour ma sœur en échange de manioc, je garde les chèvres et les moutons, je grimpe aux arbres pour voir le lointain, la brousse, les monts, la forêt à la ligne de l’horizon. Par la suite, mes rêveries se dissipent… À quoi bon m’attarder à ces activités qui me sont interdites ?
Pour écouler le temps, une fois mes tâches effectuées, je prends une branche d’acacia et je dessine sur le sol en terre battue un singe mangeant une banane, une girafe s’étirant le cou à la recherche de pousses tendres, un vautour planant dans le ciel en quête des restes d’une gazelle. Je m’exprime ainsi sous le regard amusé et complice de ma grand-mère et de ma sœur. Ma mère, passant à côté de moi, m’agace en brouillant de son pied mon dernier dessin comme une envolée de grues au petit matin près d’une rive. « Malik, mon fils, comme tu peux être rêveur ! Le travail ne se fait pas tout seul. Si tu t’ennuies, je peux te donner d’autres responsabilités », me dit ma mère avec une légère pointe de reproche dans la voix. « Ma fille, comme tu peux être amère parfois comme certaines noix invendues que l’on donne aux ânes et aux chèvres. Un rêve nous parle davantage qu’un vieux sage assis au pied de l’arbre à palabres » ajoute ma grand-mère bien rassurante. « Avec toi, maman, je n’ai jamais le dernier mot », précise ma mère froissée qui sort étendre du linge au grand air. Pour détendre l’atmosphère, Fasiha se met à fredonner un air du clan. Ma grand-mère, qui me fait un clin d’œil, et ma mère reprennent le chant en canon. J’aide ma sœur à ramasser du bois juste à côté de la hutte, ce qui nous servira à cuire notre maigre dîner.
Cette nuit-là, je voulais rester éveillé, mais je n’y arrivais pas. Mes paupières à peine fermées m’ont ouvert la porte des songes. Je marchais dans la brousse sans but précis. Je trébuchais et je me relevais. Il faisait noir. Seule une lanterne guidait mes pas. « Va ton chemin, ta vie ne sera bientôt plus la même. Je n’aurai pas eu le temps de t’expliquer, mais j’aurai été ta meilleure alliée. Je suis comme toi. Fais confiance en ta destinée. Va, va ! », m’avoue ma grand-mère dont j’entends la voix susurrée dans la nuée qui passe au-dessus de ma tête. Par la suite, tout s’est précipité… Des hommes crient, tandis que d’autres jouent du tam-tam. Le cri d’une vieille femme déchire le silence de la nuit. Je vois à l’entrée de notre hutte le tissu de sa robe en lambeaux. Je sens une odeur de chair brûlée. Les pleurs me montent aux yeux. « Malik, réveille-toi, fais vite ! », me dit ma mère. J’enfile un bermuda et un t-shirt. Elle me remet un baluchon et une lanterne éteinte. « Va, marche, jusque sur le haut plateau. Tu y seras au pays des lions. Va, ta sœur et moi, allons faire diversion. », me suggère ma mère essoufflée, pendant que ma sœur Fasiha met le feu à certaines huttes de l’autre côté du village. Les villageois quittent le bûcher de ma grand-maman suppliciée pour aller puiser l’eau requise afin d’éteindre les feux qui détruisent peu à peu les lieux.
À grande surprise, ma mère allume même notre propre hutte. À l’aube, les hommes me croiront mort consumé comme une torche vivante par mon drap et ma natte, puis réduit en cendres. J’en profite pour partir aussitôt en silence. Les herbes hautes de la brousse m’arrivent au milieu du torse et m’égratignent les bras. Au bout de dix minutes de marche sur un sentier, je frotte une allumette sur mon bermuda et j’allume la lanterne. Le rire des hyènes et le rugissement d’un guépard à faible distance me font comprendre que je suis à la fois objet de curiosité et proie potentielle. Je reste calme.
Au petit matin, j’arrive à destination, le haut plateau rocheux. J’y accède par un escalier constitué de pierres grossièrement taillées. J’ai la surprise de contempler la région avec tout droit devant moi mon village rasé par les flammes. En me retournant, je découvre un potager aménagé en des sacs de toile : des laitues, du chou, des arachides y poussent. J’ai la nette impression que ma mère y est pour quelque chose. À une trentaine de mètres, une source jaillit et les cornes d’un jeune gnou pointent en direction de l’entrée d’une caverne qui sera mon logis. Je m’improvise un lit dans un creux rempli de sable. Le sommeil me gagne.
Une langue rugueuse ayant à peine bue à même la source me lave le visage et les mains, la lionne pose sa tête sur mon ventre et soupire. Je ne crains rien. Je suis bien.
L’horaire adopté depuis mon enfance correspond à celui de la lionne. À la nuit tombée, elle chasse et me rapporte ses offrandes. Avec les herbes du potager, je lui panse ses plaies. Hormis la saison des amours, elle fuit les mâles. En fait, elle ne supporte que ma présence. Le jour, nous nous reposons. Un matin, elle n’est pas revenue. J’ai compris que l’existence l’avait amenée vers une autre brousse. Ce même matin, une fièvre me fait tomber dans une lassitude profonde comme une pause interminable où l’on perd ses repères.
« Malik, Malik, réveille-toi. Tu dors tout le temps », me dit Jasmine, mon enseignante montréalaise.
Je lui souris spontanément. « Je te remets Bastet. Elle veillera sur toi. » signale-t-elle en me confiant une lionne en peluche.
Elle m’apprend aussi qu’une ONG fera venir à Montréal ma mère et ma sœur Fasiha qui ont risqué leur vie pour moi, Malik, l’albinos, tout comme l’était ma grand-mère.
© Denis Morin, texte, 2019
La tigresse et le panier d’osier
Indira
Savait ses jours compter
À présent veuve
La belle-famille la chassa
Ce qui doubla son épreuve
Elle plaça ses jumeaux
Dans un panier d’osier
Les jumeaux glissèrent
Sur les eaux du Gange
Pendant ce temps
Un couple stérile
Priait après les ablutions
Aux abords d’un temple
Pour que les divinités vinssent
À leur secours
Soudain une tigresse
Somnolant sur un îlot de joncs
Se réveilla
Saisit la panier
Lui passant au museau
Elle nagea
Vers la rive
Et remit au couple
Leur vœu exaucé.
© Texte, Denis Morin, 2018
L’enfant-soldat
L’enfant-soldat
S’est vu retirer
Famille et terre
Lui, l’aîné
Pour se faire offrir
Bisbille et guerre
Il joue à sauve qui peut
Son enfance, on la blesse
En guise de jeu
Il tire, il tue
En rêve, il revoit
Sa mère, ses frères
Son père l’a-t-il connu
Fut-il reconnu ?
C’est toujours son oncle maternel
Qui veillait sur eux
Il espère semailles
Boustifaille, paix
Sous la chaleur de l’après-midi
Se ferment ses paupières
Entre deux combats…
Mamadou,
Mamadou,
Tu t’es endormi
La classe est finie
Nous sommes à Montréal
Il est 16 heures et demie.
© Texte, Denis Morin, 2018