Ne pas dormir, ne plus dormir, pas maintenant. D’habitude, le soleil me brûle la peau et le sable du désert m’assèche les yeux. Maintenant, le vent salé de la mer prend la place. Je ne suis pas né du bon côté du monde, voilà ce que je pense. Moi, Idris, je ne baisse pas les bras devant le moindre effort. Je me recouvre la tête d’un keffieh improvisé avec un bout de chiffon.
Ma mère m’a demandé la raison de mon départ. Je lui ai répondu : « Je ne suis qu’en périphérie de la vie. Je veux plonger au cœur de ma vie ». Elle a déposé le plateau argenté sur lequel reposaient une théière et des verres étroits décorés d’arabesques pour le thé à la menthe, avant de me sourire et de me pincer la joue droite comme elle le faisait quand j’étais enfant. Elle m’a répondu : « Gamin, tu nous disais qu’adulte, tu parcourrais le monde. Il semble bien que ce jour soit bien arrivé. Que le Ciel te protège ». Mon père a pleuré, le visage enfoui dans la paume de ses mains, et j’ai tourné la tête pour ne pas le regarder, sinon j’aurais renoncé à mon projet. J’ai pris mon baluchon et je suis parti en silence. Longue route à venir.
Pour ne pas m’épuiser, je dors le jour sous ma cape dont je me fais une tente à l’abri d’une trop vive lumière. Le creux entre deux dunes devient mon lit, tandis que je marche toute la nuit, en évitant la morsure du serpent et la piqûre du scorpion.
Au bout de trois nuits, je croise sur ma route une caravane sur le point de partir vers le nord. D’abord, on se méfie de moi, me confondant avec un voleur. Un homme âgé enturbanné s’approche, recherche mon corps au travers de mes vêtements poussiéreux pour ne trouver que des dattes sèches, une gourde presque vide, des bracelets en cuivre et en or et quelques billets qu’il montre à ses compagnons avant de me les prendre. « Le Miséricordieux vient de payer pour ton voyage » murmure-t-il à mon oreille. Il me sourit, pose la main droite sur son cœur en guise de marque d’excuse, comme si se faire dépouiller était une marque de respect, et me conduit vers les autres.
Avec eux, je cesse de compter les heures. D’ailleurs, toutes ces dunes qui font et refont l’horizon me font perdre la notion du temps. Je crois comprendre que nous sommes dans l’antique Nubie. Les chameaux vont nonchalamment sous les constellations ou dans la fraîcheur de l’aube. Ce sont eux qui nous conduisent et non pas les hommes.
À présent, nous longeons un fleuve bordé de joncs et de palmiers que les caravaniers appellent le Nil qui pourfend le désert en deux pans ocre. Je n’ai jamais vu autant d’eau de toute mon existence, puis au bout d’un doigt qui pointe le lointain, j’aperçois un profil de pharaon ou un flanc de pyramide. Je quitte ensuite la caravane juste avant d’arriver au Caire, cité cosmopolite, où le bruit des automobiles me terrifie et me fascine tout à la fois… Je m’aventure dans les rues étroites d’un quartier. Les maisons aux murs blanchis à la chaux et aux persiennes colorées laissent s’échapper des parfums d’agneau rôti et de couscous à la cardamone. Je salive et je décide de m’éloigner. Or, la fatigue m’envahit au point de m’endormir au fond d’un souk, sous un étal de citrons et de grenades. Le lendemain matin, le marchand de fruits me conduit à sa demeure où je me lave et me repose. Une fois sa journée de travail terminée, il me dit à voix haute « Salut l’étranger, jusqu’où va l’errance ? », lors de son entrée dans sa demeure. Je lui avoue que je veux comme destination finale l’Angleterre. Je ne sais pas trop pourquoi, peut-être à cause des chansons des Beatles dont mon cousin fredonnait les chansons… Le marchand m’explique que je devrai aller vers l’ouest sur le bord de la mer, puis la traverser… « Et pas question de traverser le Sahara, car c’est la mort assurée que tu appelles sur toi. Tu ne laisseras ton père sans descendance, jeune Idris ». Je lui souris afin de lui faire comprendre que j’ai bien compris son conseil.
Au beau milieu de la nuit, je lui écris « choukrane » ou merci si vous préférez, sur la marge grise de son journal taché de café, puis je suis parti. Les néons et la musique des klaxons me procurent l’énergie pour parcourir les boulevards. Je traverse la ville, puis je bifurque vers la gauche au sortir de ce brouhaha urbain. D’un côté de la route, le désert plongé dans la pénombre et de l’autre, les lumières d’Alexandrie la savante et la Méditerranée. Je me retourne et j’arbore fièrement mon pouce droit. Au bout de quelques minutes, un camion s’immobilise. Le chauffeur et le passager m’invitent à embarquer dans la boîte arrière et à m’installer confortablement au milieu des chèvres et des brebis. Je monte péniblement et le camion démarre. Les brebis ne sont pas dérangées par ma présence, alors que les chèvres curieuses bêlent leur étonnement de me savoir au milieu d’elles. Je m’adosse tout près de la cabine du camion avant de m’endormir la tête enfouie dans une toison laineuse. Au bout de quelques heures, j’étire le bras et je saisis le pis d’une chèvre docile dont le trait de lait chaud me remplit vite la bouche, puis je me rendors… jusqu’au moment où le chauffeur freine le véhicule pour me dire : « Nous sommes arrivés en Lybie et nous devons entrer à l’intérieur des terres ». Je saute du camion et je me dirige vers le bord de la mer.
Comme par enchantement, un marin arrive et m’embarque en précisant qu’il va vers l’ouest. Il m’offre du pain pita sur lequel il dépose une confiture parfumée et m’offre du thé brûlant. Pendant des heures, je fixerai la mer, tandis que le marin ne perdra jamais de vue la côte. À chacun son idée d’un monde meilleur. Une fois rendu près de la Tunisie, le marin me prie de débarquer, avant qu’un autre marin me convie pour le reste de mon trajet jusqu’à Djerba. Ce dernier me remet un sac de plastique contenant de l’argent. Il me prie d’accepter son offrande providentielle. Je ne sais comment le remercier. Je pleure de gratitude, car j’en aurai besoin pour payer le passeur.
Arrivé à bon port, je plonge dans la mer afin de nettoyer mes vêtements et de décrasser ma peau. Par la suite, je rejoins un groupe de clandestins sur le rivage. Ne pas dormir, ne plus dormir, pas maintenant.
«En ce lundi, matin, il fait 10 degrés à Montréal, on prévoit une journée ensoleillée, toutefois les ponts sont déjà congestionnés et le métro connaît une autre interruption de service malgré les bonnes intentions de la société de transport. Bonne journée à tous nos auditeurs…» crache le radio-réveil. Je me lève. Après le café et la toilette du matin, je constate que mon stylo bille est en panne sèche et que mon ordinateur ne vaut guère mieux. Angoisse de la page blanche. Au pire, un bon crayon HB et un bloc-notes feront l’affaire. C’est vrai, je dois écrire une histoire sur Lampedusa.
© Texte, Denis Morin, 2019